Cet article a été publié dans le Journal du dimanche du 8 juillet 2008.
Les républicains réalisent qu'Obama est loin d'être l'universitaire rêveur qu'ils croyaient. Le candidat démocrate préfère même qu'on le prenne pour un homme politique coriace ou opportuniste, plutôt que pour l'intellectuel trop tendre que les partisans d'Hillary ont vainement cherché à railler.
Il n'est certes pas le seul à effectuer des tête-à-queue politiques: John McCain, hostile avant la campagne aux réductions d'impôts de Bush ou à la reprise des forages pétroliers, a tourné casaque. Barack Obama avait pourtant annoncé sa volonté de faire de la politique autrement. Or, le voilà prêt à revenir à la vieille politique politicienne et, pour gagner, à prendre des risques avec son image. Il vient ainsi d'applaudir des deux mains un arrêt très controversé de la Cour suprême affirmant le droit individuel à porter des armes à feu.
Pragmatisme encore ou volte-face? Il avait aussi promis de faire appel aux seuls fonds publics pour financer sa campagne. Mais les donations de ses fans dépassant toutes ses espérances, il a préféré renoncer au système de subventions officiel pour pouvoir recevoir la manne de ses donateurs privés. Et voilà comment l'on passe d'une posture de principes pas assez lucrative, à une position moins éthique mais plus profitable. Les républicains ont beau crier au reniement et au cynisme, le candidat démocrate diffuse déjà ses spots télévisés. Tout cela fait dire aux commentateurs avertis que le jeune sénateur est, finalement, un fin politique. Dr Barack et Mr Obama, l'idéaliste qui parle d'espoir et le réaliste qui agit avec sang-froid, plus fort encore que Bill Clinton? Après tout, concluent-ils, un brin désabusés, pour discuter demain avec Poutine, il vaut mieux ne pas être un enfant de choeur.
Tout ce qui est plus jeune que McCain
Le drapeau, Internet et les candidats. La capacité à être ou non chef des armées est un enjeu qui compte dans ce pays si pointilleux sur l'amour de la patrie. McCain, curieusement, est devenu une cible sur ce terrain qui était le sien. Le général Wesley Clark, ancien commandant en chef de l'Otan, a déclaré tranquillement qu'avoir été prisonnier au Vietnam faisait peut-être de McCain un héros, mais ne suffisait pas à en faire un président. Tollé républicain qui a conduit Obama à déclarer qu'il ne tolérerait pas d'attaques sur ce sujet, ni pour lui ni pour les autres; il a dû aussi justifier de son patriotisme, saluer McCain pour services rendus à l'Amérique, citer Mark Twain qui disait que "le patriote est celui qui défend son pays tout le temps et son gouvernement quand il le mérite", et en donner sa définition à lui comme celui qui saurait "regarder au-delà de soi".
Le Web s'en mêle et durcit la campagne. Comme il favorise les rumeurs les plus folles, la dissidence plutôt que la concorde, la singularité plutôt que l'intérêt collectif. Certains supporters d'Hillary, déçus, se déchaînent sur les blogs en signant "Pumas", "Party Unity, My Ass"! Malgré cela, Barack Obama reste le plus alerte pour toucher les accros de l'Internet. Cinquante-trois millions de vidéos vues sur son site, contre moins de 4 millions sur johnmccain. com. L'âge de McCain -72 ans cet été- est sujet de moquerie pour des internautes qui s'amusent à faire la liste de tout ce qui est plus jeune que le candidat républicain (youngerthanmccain. com): le Golden Gate de San Francisco, la canette de Coca, les bas Nylon, ou Les Temps modernes de Chaplin! Les fans d'Obama ont compris que le scrutin de novembre sera aussi un vote de génération.
Michelle et le plafond de verre
Ceux des Américains qui sont lucides s'interrogent: le sexisme a-t-il la vie plus dure que le racisme? Et ils répondent que le machisme reste la maladie infantile des mâles américains. Hillary Clinton l'a éprouvé. Vient le tour de Michelle Obama. Sa fameuse phrase sur sa fierté en une Amérique qui donnerait aussi sa chance aux hommes et femmes de couleur a été détournée copieusement, en la faisant passer pour la virago de la lutte des Noirs, la "méchante fée" du gentil candidat. Jusqu'à ce geste, que font tous les jeunes, de se toucher la main, poing contre poing, en signe de victoire, et dont le couple fit usage, le soir des dernières primaires consacrant Obama. La chaîne Fox News, qui est à George Bush ce que le Journal officiel est à la République française, l'a vite fustigé : voila évidemment le signe d'une militante déchaînée! Michelle est venue répondre à ces attaques avec humour dans un talk-show télévisé. Et a dû ajouter, cette semaine, ne pas vouloir être un sujet de diversion dans la campagne. Hillary a utilisé la métaphore du plafond de verre, cette barrière invisible qui empêche les femmes de progresser et qu'elle a tenté de fissurer. Michelle Obama, si elle devenait First Lady, a l'ambition de le faire craquer.
Chapeau, l'artiste !
Unity, New Hampshire, petite ville au nom prédestiné : Barack et Hillary, bras dessus, bras dessous, ont tenu meeting commun devant 4000 militants en transe et presque autant de caméras. Quelle affiche ! Barack Obama célébrant -mais il avait le rôle facile -cette "femme d'exception, tenace, tellement engagée dans nos combats communs" et Hillary Clinton assurant, tout sourire et tout en bleu, que "la priorité dans la vie de tout démocrate doit être désormais de faire élire Obama a la présidence". Fair-play? Bien sûr. Fine politique? sûrement. Mais quand même, chapeau, l'artiste!
L'inversion sociologique
La campagne alimente les débats de fond sur la société américaine : la religion, chez les électeurs démocrates, n'est-elle pas en train de devenir un élément fondamental de leur engagement? La foi, un des éléments constitutifs d'une pensée de gauche? L'envers de notre laïcité, en somme...
Un autre sujet qui passionne est de savoir si Obama réussira à transcender une division vieille de dizaines d'années entre républicains et démocrates. La distance entre riches et pauvres, entre régions prospères et défavorisées, entre centres urbains et plaines du Midwest, entre les diplômes branchés et les non-diplômes, à l'écart de l'évolution technologique, va grandissant. Parmi ceux qui trinquent, les petits Blancs. Cette classe ouvrière, traditionnellement vivier de l'électorat démocrate, est-elle en train de basculer vers les républicains et, à l'inverse, les classes les plus favorisées vont-elles devenir la pointe avancée de l'Amérique démocrate? Ce serait la fin non seulement de l'ère Bush, mais de trente ans de sociologie politique américaine.
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