Quelques réflexions, au vol, auxquels vos commentaires sur la liberté m'invitent.
Je suis arrivée ici, ne sachant de ce régime dit de "démocratie autoritaire" que - comme il est dit dans les guides - "on va en prison si on crache son chewing gum par terre". Peut-être. Je n'ai pas tenté de le vérifier! Je vois aussi ici et là que le droit de manifester est interdit. Sans doute, et c'est bien regrettable selon nos critères, auxquels je tiens fort.
Quelques autres données cependant: Singapour est une société multiculturelle, avec 75% de chinois, le reste étant composé pour l'essentiel de Malais, d'Indiens, de Japonais. Tous néanmoins singapouriens. Qu'est ce qui a fait l'identité de cette nation (pour reprendre les termes de ce cher M.Besson...) avec, malgré, sa mixité? La langue d'abord: l'anglais est la première langue ici, seule enseignée à l'école, laissant les langues maternelles au dialogue familial. Alors c'est peut-être dommage pour la diversité, mais si c'était ici une Tour de Babel, le pays ne serait pas devenu ce qu'il est.
Ensuite, la politique du logement, "autoritaire" sûrement, mais efficace pour casser les ghettos: 85% des logements sont publics et les quotas de nationalités y sont respectés à tel point que lorsque son plafond est atteint, il faut patienter pour intégrer l'immeuble de son choix qu'une place de son ethnie se libère. Atteinte à la liberté? Sans doute. Mais sont-elles tellement libres, les barres de nos cités, qu'elles se sont vidées de ses habitants d'origine et sont peuplées uniquement de minorités homogènes que ne veulent pas fréquenter les autres...
Parlons du niveau de vie aussi (sujet bassement matériel, mais pour nos bas salaires, ce n'est pas un sujet méprisable): Singapour a probablement l'un des plus hauts niveaux de revenus par habitant: 51.000$/an et par personne. A titre indicatif, la France est à 34.000 et les Etats-Unis à 45.000$. Le revenu a été multiplié par 5 en une génération.
Quant à l'immigration des autres pays d'Asie, elle augmente chaque année. Personne n'est empêché de partir, de voter avec ses pieds comme on dit souvent, mais personne ne sort, beaucoup veulent entrer.
Le régime s'est lui aussi assoupli, et j'ai rencontré des gens ici autrefois proches d'une opposition réprimée, qui ont subi eux-mêmes des tracasseries policières et qui font partie aujourd'hui de la société dirigeante. Les campagnes électorales existent, et les parlementaires fussent-ils ministres doivent être très présents dans leur circonscription pour ne pas être balayés aux prochaines élections.
Tout cela, non pas pour chanter une ode à un soi-disant paradis singapourien, comme on me le dépeint ici et que je relativise bien entendu (il y a évidemment des pauvres, des chômeurs - même si on envie le taux de 5% qui est le leur - et des opposants au régime), mais pour tenter de comprendre ce pays. Singapour, ancienne colonie britannique, qui n'a que 40 ans, s'est construit une identité réelle, une très riche économie dont la plupart profite (bien sûr les milliardaires, mais la population aussi, cinq fois plus riche aujourd'hui que ne l'était ses parents), et une société qui n'empêche personne d'aller et venir, ouverte aux immigrants.
Alors bien sûr tout cela s'est fait de manière autoritaire, dans une société dirigiste, mais cela aurait-il été possible selon nos standards? Je pose la question (alors que je préfère nos valeurs, notre culture) pour le mérite de la réflexion, pour qu'on ne verse pas en permanence dans la satisfaction auto-centrée que seule notre type de démocratie issue des Lumières est capable d'apporter le bonheur aux hommes. Admettons, même si ce ne sont pas nos choix - et j'avoue être attachée, ô combien aux valeurs de 1789 - qu'il peut y avoir d'autres façons aussi de rendre des hommes heureux. D'autant plus que nos standards de démocratie ne sont en rien la "fin de l'Histoire" comme l'a écrit faussement Fukuyama, et qu'on peut demander dans nos sociétés occidentales combien sont laissés de côté, combien sont malheureux, chômeurs, injustement traités, et pour lesquels notre séduisant concept de liberté est un attribut de bourgeois nantis, laissant de côté tant et tant de monde...
Voilà ce que m'inspire cette courte et incomplète plongée dans ce pays-ville. Mais de la même manière que je ne supporte pas les beaufs français ou américains qui, même au bout du monde réclament leur steak-frites ou leur burger, de même je pense qu'on peut s'arrêter un instant pour se demander si nous avons, nous, le monopole du bonheur.
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